À l’ère du numérique, où les moyens de reproduction de l’œuvre sont en pleine évolution, les débats des spécialistes de la propriété intellectuelle et des titulaires de droit d’auteur sur la copie privée ont replacé le « triple test » au centre de l’actualité de nos jours.
L’exception de reproduction ou copie à des fins privées est la réverbération d’un certain pragmatisme juridique, entendant admettre des pratiques qu’il serait difficile d’empêcher. Cette approche ne peut fonctionner que sur la compensation par un système de redevance efficace permettant aux auteurs d’y retrouver leur compte de la liberté accordée aux utilisateurs. En matière de droit d’auteur, la copie privée constitue l’une des mesures les plus tranchantes vis-à-vis du titulaire de droit. En ce sens, qu’elle permet, comme prévu dans divers systèmes juridiques, à un particulier d’utiliser librement une œuvre dans un cadre strictement privé ; ce qui comprend, entre autres, la possibilité de copier et de télécharger des œuvres.
Aujourd’hui, de nouvelles tendances de consommation surgissent sous forme de streaming, cloud computing, ou de nouveaux moyens offerts par les services de media en ligne. D’un autre côté, dans le secteur musical, on assiste à une décrépitude des copies privées depuis quelques années. Généralement, les œuvres ne sont plus copiées, mais plutôt regardées ou écoutées en streaming.
Il est indéniable que, dans le système du droit d’auteur, le droit exclusif de l’auteur est limité par l’exception du triple critère, qui permet au public d’avoir accès non seulement à l’œuvre et mais aussi à sa reproduction malgré le monopole de l’auteur ou son non autorisation. Exceptionnellement, la copie privée fait limiter le monopole de l’auteur, sans faire naître un droit au profit de l’utilisateur. Il importe au surplus de souligner que cette limitation à la reproduction est strictement réservée à l’usage privé de l’utilisateur et non destinée à l’utilisation commerciale. Dès lors que les reproductions ne sont pas utilisées à des fins privées et que l’utilisateur tire de l’opération un profit économique analogue à celui d’un éditeur. Il ne peut se prévaloir de l’exception au droit exclusif accordé par le Décret à l’auteur.
Toutefois, le législateur haïtien a, depuis mars 2006, inséré limitativement les cas dans lesquels l’utilisateur de l’œuvre est dispensé de l’autorisation de l’auteur et sans le paiement d’une rémunération. L’une de ces exceptions, considérée comme traditionnelle, concerne la reproduction privée de l’utilisateur, communément appelée « copie privée » dans les systèmes étrangers. Cette exception a été écartée pour les programmes d’ordinateur (quant aux programmes d’ordinateur, elle n’est licite, aux termes de l’article 16 al 1, que la copie de sauvegarde, entendue comme celle nécessaire à l’utilisation à des fins pour lesquelles le programme a été obtenu) et pour les bases de données numériques pour lesquelles toute copie doit être autorisée aux termes de l’article 8 al 3.
Strictement encadrée, l’exception du triple test permet de limiter l’étendue des exceptions au droit d’auteur. Ce concept trouve son origine dans la Convention de Berne pour la protection des œuvres littéraires et artistiques (9 septembre 1886) qui prévoit, en son article 9.2 que la reproduction d’une œuvre est considérée licite, et sans même demander l’autorisation au titulaire de droit sous réserve de respecter trois conditions sine qua non. Cette règle est reprise dans le traité de l’OMPI de 1994 sur le droit d’auteur (WPT) qui précise, en son article 10, que les droits de l’auteur ne peuvent être limités que dans « les cas spéciaux où il n’est pas porté atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre ni causé de préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur ».
Le triple test permet à la législation nationale de créer des exceptions aux droits des auteurs, à condition que ces exceptions soient limitées à certains cas spéciaux, ne portent pas atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre et ne causent pas un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur. Ce principe qui découle de plusieurs traités internationaux, n’est pas encore introduit littéralement par le législateur haïtien en son droit positif. Par contre, ces critères sont éparpillés, dans des termes distincts, aux articles 8 à 18 du Décret du 9 mai 2006 sur le droit d’auteur. Ce regain d’intérêt pour la copie privée en Haïti à l’heure du numérique ne saurait laisser insensible la doctrine, facteur indispensable du progrès du droit. Ainsi la méthode utilisée pour l’élaboration de cet article consiste-t-elle l’analyse comparative du système français parmi tant d’autres et la collecte des textes législatifs et règlementaires des administrations impliquées dans la gestion du droit d’auteur.
À la lumière de ce test, les exceptions au monopole d’exploitation de l’auteur ne suffisent plus pour autoriser l’exploitation d’une œuvre d’auteur. Encore faut-il que cette exception ne nuise pas aux intérêts des auteurs. Pour répondre à cette préoccupation et éviter toute confusion, il faut distinguer parmi les exceptions du triple critère : les cas spéciaux (section 1), l’exploitation normale de l’œuvre (section 2) et les intérêts légitimes de l’auteur (section 3).
1er Critère. Dans certains cas spéciaux
Le cas doit être considéré comme spécial. Le décret du 9 mai 2006 prévoit expressément que le droit exclusif de l’auteur doit être limité « lorsqu’il s’agit de reproductions effectuées sur tout support par une personne physique exclusivement pour un usage privé et à des fins non directement ou indirectement commerciales ».
Mais cette exception n’est pas particularisée dans le décret de 2006 sur les droits d’auteurs en Haïti. Elle ne différencie pas non plus les hypothèses de libre utilisation de l’œuvre. En ce sens que sur la base de ce décret, le législateur devrait déterminer si telle ou telle utilisation serait couverte par l’exception. Car cette dernière « dans certains cas spéciaux » peut s’interpréter de deux façons. La première réside dans une démarche quantitative qui se limiterait, dans son champ d’application, à certains utilisateurs ou encore quelques circonstances. Cette limitation de droits vise la faculté que détient le propriétaire d’une œuvre protégée d’en faire une copie à des fins d’utilisation personnelle. De plus en plus, cette notion prête à interprétation. Selon le Professeur Pierre-Yves GAUTIER : « la reproduction » dans un cercle de famille (photocopie pour le camarade et lui seul) même si elle n’est pas personnelle, devrait échapper au droit exclusif. Il ne serait pas judicieux que les exceptions au droit de reproduction aient une conséquence différente, plus rigoureuse, des exceptions au droit de représentation.
Et nous ajouterons que cette approche doctrinale a été confirmée par un arrêt de la Cour d’appel de Paris en date du 4 avril 2007 considérant que l’utilisation privée ne saurait être limitée à une utilisation strictement isolée, en ce sens qu’il doit impétrer au cercle de proches, convenu comme un groupe étriqué de personnes qui ont entre elles des liens familiaux ou amicaux.
On pourra par suite considérer la seconde comme favorisant une démarche qualitative dans laquelle est pris en compte l’intérêt du public. Il en résulte que cette dérogation au droit exclusif du titulaire s’explique en raison d’un motif clair de politique générale publique ou à toute autre circonstance exceptionnelle ou une justification politique, « telle que la liberté d’expression, l’information publique ou l’éducation publique, et autres ». Par ailleurs, il faut tenir compte des restrictions légales. Ainsi l’exception de reproduction à des fins privées ne bénéficiant pas des bases de données et, s’agissant des logiciels, l’article 9 du décret ne permet-elle pas à un titulaire d’une licence d’utilisation de reproduire le logiciel que dans deux cas : d’une part, lorsque cette reproduction est effectuée à des fins de sauvegarde, mais à la condition que celle-ci soit essentielle pour préserver l’utilisation du logiciel et d’autre part, lorsque celle-ci est obligatoire à l’utilisation du logiciel, conformément à son but, notamment pour corriger des erreurs.
2eme critère. L’absence d’atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre
L’exception de copie privée ne doit pas porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre. Pour plus d’un, c’est le test le plus exigeant. Il est habituel, certes, que cette difficulté réside dans le fait de déterminer ce qui constitue l’exploitation normale de l’œuvre d’une part, et d’autre part, d’apprécier par quel moyens les utilisations couvertes par l’exception sont sujettes à porter atteinte à cette exploitation. Selon Mr. Martin SENFTLEBEN : « un conflit avec une exploitation normale se produit lorsque les auteurs sont privés d’une source majeure de revenus, actuelle ou potentielle, qui revêt une certaine importance dans l’ensemble des modes de commercialisation des œuvres de cette catégorie ».
Cette disposition n’est pas encore transposée en droit haïtien. L’analyse de cette approche n’est non encore soulevée devant les tribunaux haïtiens, mais par contre suscite diverses interprétations dans les systèmes étrangers. En l’an 2000, le Panel de l’Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle (OMPI) a considéré que l’exception « exploitation normale » du triple test cible à la fois l’exploitation de l’œuvre dans les faits mais également celle envisageable et potentielle de l’œuvre. Cette exception évalue l’exploitation normale par rapport aux formes d’exploitation « qui génèrent actuellement des recettes significatives ou tangibles, et en fonction des formes d’exploitation qui, avec un certain degré de probabilité et de plausibilité, pourraient revêtir une importance économique ou pratique considérable ».
L’aspect normal de l’exploitation est un modèle altérable au bon vouloir des techniques et des marchés, puisque la décision précise que : « Ce qui constitue une exploitation normale sur le marché peut évoluer par suite des progrès technologiques ou des changements dans les préférences des consommateurs ».
Pour rendre plus concrète cette exception, considérons l’exemple de l’affaire Mulholland Drive. Dans cette affaire en France, un consommateur a assigné les producteurs du film Mulholland Drive, les sociétés Films Alain Sarde et Studio Canal, ainsi que son distributeur en DVD, Universal, du fait qu’il ne devrait pas réaliser une copie du DVD qu’il avait acquise, sur une cassette vidéo, à raison des protections anticopies. Dans la foulée, le tribunal et la cour ont estimé que l’exploitation d’une œuvre consiste en l’exploitation normale à laquelle doit être accolée l’exception. La décision du Tribunal de Grande Instance réitère le raisonnement apporté par les producteurs des films qui se veut que « le marché du DVD soit économiquement d’une importance capitale et que la vente de DVD de films qui suit immédiatement l’exploitation de ceux-ci en salles, génère des recettes indispensables à l’équilibre budgétaire de la production ». Ce motif est repris par la Cour d’Appel, puisque l’arrêt confirme que cette exploitation est « source de revenus nécessaires à l’amortissement des coûts de production ». Ne sont pas pris en compte les autres modes d’exploitation, existants ou potentiels, auxquels la copie privée pourrait porter atteinte.
En résumé, l’exception de copie privée ne déroge pas le test des trois critères, en ce sens que la copie d’une œuvre cinématographique éditée sur un support numérique ne peut porter atteinte à l’exploitation normale de l’œuvre.
3eme critère. La protection des intérêts légitimes de l’auteur
La copie privée ne doit pas causer de préjudice injustifié aux intérêts des titulaires de droits.
Ce test protège les intérêts patrimoniaux et moraux de l’auteur. L’exception ne doit pas causer un préjudice injustifié ou déraisonnable à l’auteur.
Il s’ensuit qu’au niveau de cette exception, il s’agira d’évaluer la proportionnalité entre accorder l’exception et garantir des intérêts de l’auteur. Il est indiscutable, qu’à l’origine, octroyer cette exception dans l’utilisation d’une œuvre serait contraire à la volonté de l’auteur. Fort de cela, l’exception « Absence d’un préjudice injustifié aux intérêts légitimes de l’auteur » doit être proportionnée à l’atteinte qu’elle recouvre pour les titulaires de droit. En d’autres termes, cette exception ne sera considérée comme illégitime au regard du test que si le préjudice serait injustifié ou disproportionné. Ce critère de proportionnalité trouve toute son importance dans la mesure où l’exception ne peut pas être excessive au regard du préjudice qu’elle cause à l’auteur.
Nous pensons que, à la lumière des alinéas 1 à 5 de l’article 8 du décret de 2006 sur le droit d’auteur, le préjudice serait, par exemple, considéré comme injustifié ou déraisonnable si l’exception autoriserait la copie à des fins commerciales sans prévoir une rémunération. Par conséquent, le préjudice ne sera pas considéré comme injustifié ou déraisonnable si l’exception n’implique pas de commercialisation : à titre d’exemple, le cas de l’exception de courte citation. Même si la copie privée n’est pas destinée à un usage commercial, cela ne veut pas dire que l’auteur ne doive pas être indemnisé du manque à gagner. Mais aucun mécanisme d’indemnisation n’est prévu en Haïti traitant un système de rémunération pour copie privée.
Dans l’affaire susmentionnée, la Cour d’appel avait estimé qu’en l’occurrence l’utilisation du DVD par un utilisateur dans un cercle strictement familial ne saurait causer pas un préjudice déraisonnable à l’auteur. Nous ne craindrons pas de dire que cette interprétation de la Cour ne semble être irréprochable, puisque la copie destinée aux membres de la famille ne cause pas un préjudice injustifié à l’auteur. Toutefois, une telle interprétation ne devrait néanmoins être adaptée à la copie privée d’une œuvre destinée à être diffusée électroniquement. Il n’est pas permis de regretter que, dans ce cas, la rémunération pour copie privée n’est certainement qu’une solution ordinaire du dommage subi par l’auteur par rapport au nombre éminent de fichiers soutenant l’œuvre susceptibles d’être créés et communiqués.
En dernière analyse, l’essence de la copie privée est d’envisager une exception au droit d’auteur qui édifie tout le monde. Il y a donc intérêt, selon nous, à ce qu’elle vise la liberté d’agir des utilisateurs et les intérêts des auteurs. Pour échapper à la demande d’autorisation à chaque fois qu’il reproduise une œuvre pour son usage privé du streaming, l’utilisateur se décharge d’une sorte de contrepartie de la valeur de l’appareil. Enfin, les utilisateurs ne sont pas titulaires de droit sur l’œuvre mais détenteurs d’un droit d’accès.
Johanny Stanley JOSEPH, Avocat
Docteur en Droit de Propriété Intellectuelle | Université de Bordeaux-Montaigne
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